Comme vous le savez peut-être, je m'intéresse aux relations intergroupes (domaine qui relève de la psychologie sociale), et donc aux stéréotypes, aux préjugés et à la discrimination. Comme vous le savez peut-être aussi, j'ai commencé une thèse d'honneur en psychologie du travail. Et j'ai trouvé non pas un, mais bien deux articles qui traitent du lien entre les deux: la discrimination en milieu de travail.
Les deux articles traitent de la discrimination lorsqu'un employé doit sélectionner un CV. Évidemment, c'est illégal de discriminer sur la base de la race/religion/etc. lors d'une embauche; mais ces articles démontrent bien que sans le vouloir, personne n'est à l'abri.
Le paradigme de recherche
Dans les deux études, les chercheurs s'y sont pris de la même façon. Dans les deux cas, il s'agit d'études en laboratoire, et non pas sur le terrain. Dans ces cas-là, ce sont généralement des étudiants au baccalauréat qui participent à l'expérience (pas dans le cas de l'étude #1 traitée ici toutefois; voir plus bas).
Le principe est simple: on présente sur papier des candidatures, lesquelles diffèrent d'un participant à l'autre seulement sur l'aspect dont nous voulons évaluer l'impact. Par exemple, on offre à tous les participants 2 candidatures, l'employé A et l'employé B, mais à certains participants l'employé A est Noir alors que le B est blanc, alors que c'est l'inverse pour l'autre moitié des participants. La tâche des participants est d'évaluer la qualité des candidatures proposées, et de sélectionner l'employé à engager. Dans ce cas-ci, il s'agit de regarder s'il y a une différence entre la sélection des participants des 2 groupes.
S'il y a plus de deux candidatures, on peut fournir à tous les participants les mêmes candidatures. Exemple, on demande de choisir parmi 4 employés, 2 Noirs et 2 Blancs, parmi lesquels 1 Blanc et 1 Noir sont qualifiés pour l'emploi, alors qu'un Blanc et qu'un Noir sont plus ou moins qualifiés. Ici, il suffit simplement de regarder le % de Noirs (ou de Blancs) choisis à travers les participants, par exemple.
Les processus organisationnels: l'engagement organisationnel (étude #1)
L'engagement organisationnel, c'est le niveau d'identification de l'employé à son organisation, son degré d'attachement à l'organisation, son niveau d'internalisation des valeurs et objectifs de l'entreprise, etc. L'engagement organisationnel a des conséquences très positives (augmentation de la productivité, satisfaction au travail, etc.), mais comme nous le verrons, il peut mener à la discrimination.
L'étude #1 a été réalisée en Allemagne. La discrimination ici prend une forme moins officielle, et pas du tout légiférée. Ce n'est donc pas de choisir des employés Noirs versus Blancs, mais bien des employés qui viennent de l'Allemagne de l'Est versus de l'Allemagne de l'Ouest. (Sans entrer dans les détails, l'Allemagne n'est unie que depuis 1990, et la distinction est encore apparemment très présente).
On donnait donc à des enseignants de niveau secondaire, qui provenaient de l'Allemagne de l'Est, 8 candidatures: 4 enseignants qui viennent de l'Allemagne de l'Est, 4 de l'Allemagne de l'Ouest. Dans chaque catégorie, une moitié est qualifiée, l'autre peu. La tâche des enseignants était de sélectionner les 3 prochains enseignants (sur les 8 candidatures) qui seraient embauchés dans leur école.
Voici où ça devient intéressant: pour la moitié des enseignants, on disait explicitement que leur école était majoritairement constituée d'enseignants qui proviennent de l'Allemagne de l'Est, et que les élèves sont de l'Allemagne de l'Est. On ajoutait que dans cette optique, il serait préférable d'engager un enseignant qui vient lui aussi de l'Allemagne de l'Est, de telle sorte que la bonne harmonie au sein des employés de l'école soit conservée, de même qu'un appariement enseignant-élèves soit optimal. À l'autre moitié de participants, on ne donnait pas de consigne particulière. (Il est à noter que ces raisons paraissent légitimes, quoique peu éthiques -- et illégales s'il s'était agi d'employés Noirs versus Blancs).
De plus, on mesurait l'engagement organisationnel des enseignants qu'ils éprouvent envers leur école.
Résultats:
- Si on ne donne aucune consigne, aucune discrimination n'avait lieu (quoique un peu plus d'enseignants de l'Allemagne de l'Est étaient sélectionnés);
- Si on donnait comme consigne (légitime) de discriminer, seuls les employés s'identifiant fortement à leur école l'ont fait.
Les auteurs concluent en disant que l'engagement organisationnel n'a pas que des conséquences positives: il peut pousser à discriminer (du moins lors de la sélection de CV), si l'entreprise en donne l'ordre sous une forme légitime!
Les processus individuels: biais proendogroupe, shifting standards et estime de soi (étude #2)
L'étude #2 a lieu aussi en laboratoire, mais cette fois non pas avec de vrais enseignants, mais avec des étudiants au baccalauréat. Les étudiants étaient recrutés sur la base de leur race (Blancs ou Noirs). On leur donnait à chacun 2 candidatures, de 2 étudiants qui voulaient travailler avec le chercheur. Celui-ci a dit aux participants qu'il voulait étudier les processus de prise de décision en même temps qu'il laisserait le choix de l'étudiant à engager aux participants.
Évidemment, les 2 candidatures différaient grosso modo seulement sur la race: un était Blanc, l'autre était Noir. Toutefois, voici l'astuce: les 2 candidats (i.e., le Noir et le Blanc) étaient tous les deux autant qualifiés, seulement qu'ils ne l'étaient tous deux que très peu! On voulait voir comment les participants allaient évaluer chacun des candidats, et lequel ils allaient ultimement choisir d'embaucher. L'évaluation générale de la candidature n'a aucun impact sur le choix final.
On voulait voir de quelle façon le biais proendogroupe allait opérer dans ce cas-là. Le biais proendogroupe, c'est la tendance à attribuer de meilleures qualités aux membres de notre propre groupe, à penser que nous sommes meilleurs donc. Ainsi, les participants blancs devraient évaluer les candidats blancs et les choisir plus souvent, alors que ce devrait être l'inverse pour les participants noirs.
Résultats:
- Évaluation: les Noirs et les Blancs ont évalué les candidats noirs plus positivement;
- Sélection: les Blancs et les Noirs ont sélectionné beaucoup plus souvent le candidat blanc
Explications:
Les résultats sont relativement contre-intuitifs, étant donné que le biais proendogroupe se retrouve chez tout le monde, et surtout, qu'il est très difficile à enrayer (ça a été largement démontré). Ainsi, lorsque les participants évaluaient les candidats, c'est-à-dire sans que leur opinion des candidats n'influe sur un quelconque choix, les Noirs ont fait preuve d'un biais proendogroupe, ce qui est correct.
Mais pourquoi les Blancs ont-ils aussi évalué les Noirs plus positivement? Les auteurs arguent qu'il s'agit là d'un shifting standards. Ainsi, puisque les 2 candidats ne sont que très peu qualifiés, le candidat Blanc semble de fait très peu qualifié pour l'emploi. Par contre, à cause du stéréotype voulant que les Noirs sont peu ambitieux, veulent peu travailler, etc., un Noir qui affiche ces caractéristiques n'est pas si mal évalué que ça -- il n'est que bien normal! C'est pourquoi les Blancs ont évalué plus positivement le candidat noir: ils comparaient le Blanc avec les Blancs en général, et le Noir avec leur idée du Noir typique. Ils n'utilisaient pas le même standard de comparaison (ils ont fait un shifting standards).
Puis, pour la sélection finale, nous remarquons que tant les participants Blancs que Noirs ont choisi beaucoup plus souvent le candidat blanc. Il s'agit là du biais proendogroupe typique de la part des Blancs; mais pourquoi les Noirs n'ont-ils pas choisi le Noir, surtout qu'ils ont évalué sa candidature plus positivement?
C'est là que l'estime de soi entre en jeu. Les auteurs avancent que des employés provenant de groupes mal perçus (par exemple, les Noirs), vont tenter de ne pas confirmer des stéréotypes négatifs par rapport à leur groupe. Par exemple, s'ils engagent un Noir peu qualifié, il a plus de chance d'échouer à l'emploi, et de fait, confirmer le stéréotype négatif selon lequel les Noirs sont peu travaillants. Ceci aurait pour effet de diminuer l'estime personnelle et l'estime du groupe de celui qui choisit les candidatures; il préfère donc éviter ce risque et va à l'encontre du biais proendogroupe!
Conclusion
Nous avons donc vu que plusieurs facteurs, organisationnels et personnels, peuvent pousser un employeur à discriminer lors de l'embauche:
- un fort engagement organisationnel jumelé à la requête (relativement légitime) de discriminer mènent à l'obéissance à la requête, et de ce fait, à la discrimination;
- un employeur faisant partie d'un groupe marginalisé discrimine à l'encontre de son propre groupe lorsqu'il a le choix entre plusieurs employés plus ou moins qualifiés, pour éviter de confirmer un stéréotype négatif et ainsi diminuer son estime personnelle.
Il est à noter que cette dernière constatation, quelqu'un qui va à l'encontre de son groupe, est très intéressante. Tel que mentionné plus haut, le biais proendogroupe est universel, apparaît très facilement et pour un rien, et surtout, est extrêmement résistant. La dernière étude montre donc une situation dans laquelle le biais proendogroupe fait défaut. L'explication toutefois ne s'applique certainement pas à toutes les situations. À celle-ci j'aimerais ajouter l'hypothèse suivante: les stéréotypes sont plus forts que le biais proendogroupe, du moins dans certaines situations.
En effet, il a été largement démontré que tout le monde est influencé par les stéréotypes, qu'on y adhère ou pas; et en plus, que cette influence peut surpasser le biais proendogroupe. Par exemple, lorsqu'on doit associer rapidement une figure de personne noire à la catégorie "bon", tant les Blancs que les Noirs prennent plus de temps que lorsque la tâche est d'associer une figure noire à la catégorie "mauvais". Alors que pour les Blancs, stéréotypes et biais proendogroupe vont dans le même sens, le scénario est différent pour les Noirs, et pas pour le mieux.